Un problème nommé Vanda

Dimanche. Y’en a qui disent que le dimanche, personne ne devrait travailler. Sky pourtant travaille. Sky voit des gens travailler le dimanche. Car depuis que le nouveau patron l’a désigné pour travailler le dimanche, il ne voit que cela. Des gens qui travaillent le dimanche. Il est observateur, Lou. Il a pourtant dit que tant qu’on le payait pour servir et s’occuper des filles, le reste il s’en fichait. Et il s’en fiche du reste. Mais il voit. Il observe. Il remarque. Il ne s’intéresse pas. Même s’il est curieux. Il ne s’intéresse pas parce que ça lui couterait son travail. Et il a besoin de son travail. Alors il se contente de faire ce qu’on lui demande. Il travaille. Il s’occupe du bar. Et il s’occupe des filles. Mais il voit les hommes d’affaire signer des contrats le dimanche. Il voit des magouilles et des dessous de table s’échanger le dimanche. Il repère les grosses baleines le dimanche. Tous les clients de la salle privée d’Il Fuoco travaillent le dimanche.

Ce dimanche-là n’échappe pas à la règle. Il est arrivé à l’heure, comme à son habitude. Il a commencé son service par faire le tour du bar. A voir ce qu’il manque ou ce qui n’a pas été consommé. Il y a toujours ce qu’il faut dans la salle privée. Parce que justement, ça traite de gros sous. Parce que justement, il ne faut jamais manquer ici. Là-haut, dans la salle officielle, il peut manquer, ce n’est pas important. Mais ici, non. Les esprits peuvent s’échauffer. Et il ne faut pas, il faut rester discret. Tout comme les filles. Elles ont toutes été sélectionnées avec soin par le propriétaire des murs. Alessandro. Ce dernier a montré à Lou comment s’occuper du bar et des filles. Lou a appris rapidement, a compris tout aussi vite. Désormais, il est autonome. Il est seul à gérer ce bar. Moins il y a de curieux, mieux c’est. Autant pour les clients que pour la direction. Il n’y a que Lou et les danseuses ici.

Lou tourne la tête vers Vanda. Il apprécie la jeune femme, c’est certain. Mais s’il fait plus attention à elle qu’à une autre danseuse, ce n’est pas parce qu’elle est plus jolie, ou parce qu’elle lui sourit plus qu’à un autre. C’est parce qu’elle lui a dit un secret. Si elle est là, c’est qu’il est le seul à le connaitre, ce secret. Mais désormais, c’est un cas de conscience. Il a failli en parler à Alessandro, il y a quelques semaines. Il faudrait qu’il en parle à Vanda. Après tout, c’est elle la plus concernée de l’histoire. Mais il n’est pas de ceux qui parlent beaucoup. Parler pour ne rien dire, ce n’est pas pour lui. Une commande tombe et il doit s’y concentrer, alors il tourne le regard vers la serveuse courte vêtue. Deux cocktails et un bac de glaçons ? C’est vraiment ce qu’ils ont commandé. Il la regarde, un sourcil relevé. Elle hausse les épaules, fait un signe qu’ils sont mabouls là-bas. Mais bon, puisqu’il faut servir sans se poser de question, il s’exécute. Les deux cocktails sont rapidement servis, tout comme le seau avec des glaçons dedans et elle peut s’en aller avec la commande.

Deux autres clients arrivent. Ils ne prennent pas d’alcôve discrète. Ils s’installent au bar. Sky n’aime pas trop ça. Il préfère être loin des gens. Surtout ici, dans la salle privée, il y a des cas un peu barge. D’ailleurs, après avoir été servis, les voilà qui commencent à péter un cable. Entre eux. Et avant même qu’on ne sache pourquoi, comment, pour qui ou toute autre question, l’un des deux sort une arme de poing. Il la pointe en direction de l’homme avec qui il est arrivé, ils s’engueulent à nouveau. Ils sont tellement dans leur monde que Lou peut appuyer discrètement sur un bouton d’alerte qui sonne immédiatement dans le bureau du patron. Et puis l’arme est braquée sur lui. Lou est surpris, surtout que pour une fois, il n’a rien fait. Mais il se contient. Il y a quatre ans, il n’aurait pas hésité, il aurait sauté sur les types sans chercher à comprendre. Tant pis s’il se serait pris une balle. Mais là, il reste contre le bar, stoïc, impassible. Alessandro ne devrait pas tarder.

Dans la salle, la commotion en a choqué plus d’un. Une des serveuses lâche le plateau et les verres s’écrasent au sol dans un bruit cristallin. Les danseuses se sont arrêtées net et deux hommes se sont levés de leurs sièges, sans s’approcher. La situation semble figée. Lou garde la mâchoire serrée alors que le canon de l’arme est toujours pointé droit sur lui. Il se remémore alors des souvenirs qu’il aurait préféré oublier. Même si ce soir-là, Dae n’avait pas d’arme à feu…

Un problème nommé Vanda

Lou pourrait craindre pour sa vie. Mais comme le rappelle de manière énigmatique les trois étoiles tatouées à son coup, il est mort trois fois. Trois fois son cœur s’est arrêté. Et il a failli ne jamais repartir. Pourtant Lou s’est accroché. Et ce n’est pas une arme braquée sur lui qui lui fera peur. Il ne regarde pas le canon de l’arme, il regarde le type qui tient l’arme. Car une arme n’est pas dangereuse en soi. C’est celui qui la tient qui l’est. C’est de lui que ça partira. C’est lui qui décidera de presser la queue de détente ou non. Sky garde les mâchoires serrées. Même s’il n’a pas peur, il n’aime pas être braqué. Cela lui rappelle de mauvais souvenirs. Des souvenirs dont il n’a pas la moindre envie de revoir ou revivre, ou même ressentir.

Pourtant, quelques instants plus tard, alors que la scène semble totalement figée, entre les clients qui n’ont rien demandé à personne, les serveuses qui se retrouvent témoins de l’évènement et les deux types qui le braquent lui, personne ne fait un mouvement, mais c’est bientôt les portes de la salle privée qui s’ouvrent. Deux malabars entrent, Alessandro entre. Lou le voit dans les grands miroirs installés pour les danseuses. Il ne bouge toujours pas, gardant son regard pâle sur celui qui tient l’arme. D’abord, le patron demande aux filles de sortir, aux clients de s’en aller. Le type, celui qui ne braque pas l’arme se met à grommeler.

- Nan, mais de quoi tu t’mêles ? C’est toi qui sors, pas elles ! Et prends tes armoires à glace avec !

La salle se vide tout de même. Il ne reste que les deux abrutis, les deux malabars, Alessandro et Lou. Un bruit se fait entendre, discret. Lou darde son regard. Non ! Vanda ! Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’elle fait là-bas ? Quand Alessandro s’approche de lui et lui demande si ça va, le barman ne fait que hocher du chef. Oui, ça va. Il a vu pire, alors… C’est juste extrêmement désagréable. Et puis le patron montre alors une facette que Lou n’aurait pas pu imaginer. Il prend l’arme d’un de ses sbires et à son tour, braque l’homme qui le tient en joug. Sky aime de plus en plus son patron, au moins, il n’a pas froid aux yeux. Le client hésite… Puis finalement baisse l’arme. Malgré la peur inexistante dans l’esprit de Lou, ce dernier sent ses propres bras se détendre, ses épaules tomber et sa respiration reprendre, à croire qu’il était en apnée tout ce temps. A peine l’arme hors de sa vue, Lou contourne le bar et se précipite vers Vanda.

- Hey, tout va bien. Il tente de la rassurer, lui tendant la main pour l’aider à se redresser. Elle se lève et tombe dans ses bras, pleurant à chaudes larmes. Lou tapote dans son dos et caresse sa nuque. C’est fini, c’est fini…

Pendant ce temps-là, les deux types se tournent vers Alessandro.

- Hey, on voulait pas faire un esclandre, ok ? On a un peu trop picoler, ok ? Alors si y’a pas de mal, on sort tranquillement et c’est tout, ça te va ? Il s’est rien passé, personne a été blessé…

Un problème nommé Vanda

Alors que le patron prend les choses en main, virant tout le monde de la salle. Retour dans la partie « officielle » du club, Lou ne peut pas bouger, toujours mis en joug par l’autre abruti de client pas content. Ou bien c’était autre chose. Il ne sait pas vraiment pourquoi il est mis en joug. Ce n’est pas agréable, franchement. Il n’aurait pas eu déjà ce genre d’expérience, il aurait certainement paniqué. Pisser dans le froc ou pleurer comme un bébé. Mais des flingues, il en a déjà vu. Il connait le bruit tonitruant de la décharge. Il connait le poids de l’arme et il sait qu’à cette distance, s’il se prend une balle, il perdra la vie, même si elle n’est pas en pleine tête. Alors il attend, le patron gère. Il a appris à faire confiance à Alessandro. Après tout, c’est lui qui lui a donné ce boulot. Et c’est mieux payé, et c’est mieux… tout simplement. Avant, il n’était que barman dans un bouiboui aux allures de club un peu limite. Maintenant, Il Fuoco semble être bien plus réputé, avec des filles de qualité et un patron qui fait attention. Alors non, il ne veut pas quitter ce boulot. Sky sert le poing discrètement, pour faire passer le malaise qui ne s’affiche pas sur son visage. Il reste un mur froid et impassible.

Quand l’arme de l’autre gugus descend, Lou laisse tomber les épaules, moins tendu. Il veut aller voir Vanda qui s’est planquée dans l’ombre là-bas. Mais pas tant que l’arme soit encore dans les mains de l’andouille. Il ne faut pas quelques dizaines de secondes pour que cela soit le cas. Et le barman ne tarde pas à filer vers la danseuse et serveuse. Il la prend dans les bras, parce qu’elle tremble comme une feuille. Il veut tout simplement la rassurer, il ne se rend pas compte que ce geste pourrait être équivoque. Non, ils ne sont pas ensemble et Lou ne pense pas un seul instant à se mettre en couple, et encore moins avec une femme. Mais d’un point de vue extérieur, c’est à quoi cela ressemble. Il caresse un peu la tête de la jeune femme, il ne sait pas vraiment quoi faire d’autre pour la calmer. Il a l’habitude avec Morgane pourtant, mais Morgane passe sa frustration dans la colère pas dans les pleurs… Mis à part ce calin improvisé, il ne peut qu’attendre. « Venez, on va aller se calmer dans une autre pièce ! » Le barman s’écarte un peu et regarde Vanda. Il essuie ses pleurs de ses pouces avant de l’entrainer dans la direction qu’indique son patron. C’est une pièce plutôt réduite, pour un show privé. Lou fait asseoir Vanda sur la banquette et reste à ses côtés, une main sur son épaule. Il lui a même donné un des torchons qu’il avait dans sa poche pour qu’elle essuie son maquillage qui a coulé. Quand Alessandro les rejoint, Vanda saute presque sur ses pieds.

- Il va leur arriver quoi ?

Lou attend quelques instants, il calme ses propres nerfs dans le silence, il enfouit ce qu’il vient de vivre au plus profond de lui pour que ça n’éclate pas devant les yeux à un moment inopportun. Vanda juste à côté tremble toujours comme une feuille. Sky contourne la banquette et farfouille dans un placard discret après avoir déverrouillé le cadenas d’une clé dans sa poche. Il en tire une bouteille de vodka et trois verres. Il ne sait pas si le patron en veut, mais lui, Sky, il a besoin d’un verre. Vanda… il hésite… Il trouve au fond du placard une bouteille de jus d’orange qu’il donne à Vanda avant de verser pour le patron, sans attendre d’ordre ou même sans demander un verre de vodka. Puis il se sert un verre et l’avale d’un coup sec.

- Vanda… Ca serait pas le moment ? Même si c’est discret, il est évident que Lou indique Alessandro d’un léger mouvement de tête. Ca ne peut pas continuer, dis-lui.